Le monde appartient aux entrepreneurs
Dans un récent article, Le monde appartient aux entrepreneurs, Mika Denissot fait l’apologie de l’entreprise et des entrepreneurs, dont il est fier de faire partie. Il prétend que ce sont les entreprises qui font marcher le monde, qui le dirigent et qui le font changer. Et il interviewe une jeune ex-salariée qui est devenue entrepreneuse. Il affirme que l’entrepreneur est supérieur au salarié, et qu’il va de plus en plus le remplacer dans les prochaines années ou décennies. Toutes ces idées me semblent très discutables.
Le monde appartient aux entreprises, dans un sens peut-être, mais il faut voir d’abord ce qu’on entend par entreprises. Selon le Petit Robert, une entreprise est une organisation autonome de production de biens ou de services marchands. Le mot important est marchands ! Il y a des entreprises privées et des entreprises publiques (les États et leurs institutions sont des entreprises). Un entrepreneur peut être seul dans son entreprise, mais certaines entreprises emploient des centaines de milliers de personnes. Il faut voir aussi de quel monde on parle (les quatre sens du monde, selon le Petit Robert, sont l’univers, la Terre, la société et l’homme) et quel sens on donne à appartenir. L’univers n’appartient pas, et n’appartiendra jamais, aux entreprises, la Terre non plus. Bien sûr, ce sont surtout les entreprises qui polluent et détruisent la Terre, mais est-ce que ce sont des actes d’appropriation, et des actes dont il faut être fier en tant qu’entrepreneur ? La société appartient aux entreprises dans le sens où les entreprises la dirigent, mais ils la dirigent seulement dans une certaine mesure. On peut toutefois considérer cela comme une forme d’appropriation. Quant à l’homme, il appartient aux entreprises quand il est un de leurs salariés, mais aussi quand il reçoit une rétribution de la part d’une entreprise, ce qui inclut toutes les formes de contrats commerciaux, de privilèges et de corruption. Donc oui, beaucoup d’hommes et de femmes appartiennent aux entreprises, et sont donc les victimes d’une bien lamentable condition.
Le mot salarié est un mot politiquement correct qui a remplacé de nos jours le mot esclave. Les salariés sont les esclaves de la société moderne. Le salarié a été inventé par les entrepreneurs, pour travailler à leur service, et à leur place, et leur permettre d’augmenter leurs profits de façon exponentielle. Mais celui qui exploite son prochain à son profit, en devient aussi, d’une certaine manière, son esclave, ou en tout cas l’esclave de la relation qui les lie, qui, dans le système capitalise qui a donné naissance aux entreprises, est presque toujours une relation perd/gagne, et c’est pourquoi toute relation perd/gagne est en fin de compte une relation perd/perd. Un bon exemple est la guerre, même si, dans les livres d’histoires et les médias, il y a toujours un gagnant et un perdant, sur le terrain et dans la réalité, il n’y a toujours que des perdants, sauf peut-être les entrepreneurs qui ont vendu des armes aux deux camps. C’est une autre manière peu reluisante où le monde semble appartenir aux entreprises, mais seulement dans la perception d’un très bas niveau de conscience.
Dans l’interview, Mika considère que les grandes entreprises dirigent le monde, et il cite Google et Apple. Dans un sens oui, ils dirigent la société, ou disons une partie de la société, la partie la plus décadente. Par quels moyens la dirigent-ils ? Par la corruption, la manipulation, l’asservissement, la tromperie, le chantage, le contrôle, la censure, l’abêtissement. Faut-il être fier, quand on se réveille le matin, de suivre la voie et l’exemple de ces grandes entreprises ? Apple aurait 130 000 employés, l’équivalent, sans compter leurs familles, d’une ville de moyenne importance. Mais, indirectement, Apple emploie aussi les enfants qui travaillent dans les mines en Afrique pour extraire des terres rares et d’autres matériaux, les ouvriers des usines chinoises qui construisent les ordinateurs et les téléphones, les employés des sociétés de transports, et les personnes qui distribuent et vendent leurs produits. En tout, des millions d’esclaves sont à leur service. L’énergie dépensée, directement et indirectement, pour créer, fabriquer, distribuer et vendre les produits Apple est probablement l’équivalent de l’énergie utilisée par un petit pays. Et si on y ajoute l’énergie utilisée pour faire fonctionner tous les appareils Apple dans le monde, on sera plus poche de celle utilisée par un grand pays. La pollution et les déchets produits par ces grandes entreprises sont aussi considérables.
Maintenant, parlons des changements que ces grandes entreprises créent dans le monde. À côté du gaspillage des ressources matérielles et de l’énergie, de la pollution et de la production de déchets, de l’asservissement de millions d’esclaves, il y aussi l’addiction, la manipulation, le contrôle et l’abêtissement des millions de personnes qui utilisent leurs produits. Le bilan du changement, s’il peut sembler positif au niveau individuel, est-il vraiment positif au niveau du monde, ou absolument catastrophique ? Et peut-on s’imaginer qu’il est meilleur pour les petites et les moyennes entreprises ? Si on les additionne, il est probablement bien pire, car elles sont souvent moins bien gérées que les multinationales, aux niveaux de la productivité, du marketing et de l’économie des ressources matérielles et humaines.
Si une petite entreprise peut être perçue comme une bénédiction par son directeur et certains de ses esclaves et de ses clients, les grandes multinationales sont certainement une calamité pour le monde qu’elle essaient de contrôler, de diriger et de s’approprier.
23 juin 2022, Chiang Mai